A - 2 : La doctrine du mouvement

Publié le par Sylvain Saint-Martory

                           
Nous allons développer aussi simplement que possible l’idée fondamentale de cette doctrine, qui permet de suivre le grandiose cheminement du mouvement dans la nature, le mouvement UN qui imprègne tout, témoigne de son existence dans chaque phénomène et qui, sur cette base, rend compréhensible la multiplicité des phénomènes. Nous saisissons ainsi le monde entier des choses, de façon vivante, à partir d’un principe unique, et nous le regardons comme une fleur, qui sort éternellement d’une graine unique.
 
Toutes les choses sont changeantes, c’est-à-dire en mouvement, et naturellement notre propre corps, apparence extérieure d’une chose, fait partie des choses (pour parler comme Fichte, notre corps est déjà le non-moi, c’est-à-dire que, à l’extérieur du penser, il est pour ce penser la représentation en image d’une chose pensée comme n’importe laquelle des autres choses), et tout ce qui se produit dans le corps relève naturellement des processus de choses ; et ce, qu’ils résultent de l’action des autres choses ou de l’interaction des choses qui composent le corps à un moment donné, donc des changements d’état dans son organisme.
 
L’afflux du sang peut exercer sur les nerfs sensitifs le même effet qu’une chose du monde extérieur, le nerf acoustique et le nerf optique peuvent être affectés par une réaction de l’intérieur, semblable à celle provoquée, de l’extérieur, par les vibrations de l’air. De même, il n’y a pas d’affectation des nerfs sensitifs et des organes des sens, venue de l’extérieur, qui ne puisse être provoquée, du dedans, de la même manière ou à peu près. Extérieur et intérieur constituent, tous deux, le monde UN des choses, des choses en mouvement.
 
Le changement d’état dans un organisme ou dans n’importe quel autre corps, c’est aussi du mouvement. Car un organisme ou tout autre corps n’est pas réellement un tout indivis et indivisible où, assurément, un changement d’état serait un miracle. Ce que nous appelons un corps, une chose, est toujours un composé de choses. Selon Spinoza :
 
« Lorsque des corps de grandeur semblable ou différente sont contraints par d’autres à être juxtaposés, ou bien, s’ils se meuvent à des vitesses égales ou différentes de façon à se communiquer mutuellement des mouvements d’une manière bien déterminée, nous dirons que tous ces corps sont unis entre eux ou que, tous ensemble, ils forment une chose ou un individu, qui se distingue de tout le reste par cette union de choses » 
 
Ce que nous appelons une chose est toujours un ensemble de choses, dans lequel les choses individuelles ou les parties de choses se meuvent entre elles ou agissent les unes sur les autres. Les minuscules choses individuelles, non perceptibles par les sens, supposées composer les agrégats et les systèmes de choses, se mettent mutuellement en mouvement. Nous nommons changement d’état un processus de mouvement, qui se déroule sous forme de mouvement moléculaire ou atomique dans un agrégat de choses ou système de choses, que nous appelons un corps, une chose individuelle concrète, ou un concretum.
 
Le mot concretum est préférable à celui de chose, parce que, en réalité, nos choses sont composées de choses individuelles qui sont constamment en lutte entre elles et tendent à se séparer pour former de nouvelles combinaisons avec d’autres choses, de telle sorte qu’aucune combinaison n’est stable, mais qu’il y a, à tout moment, à la fois association et séparation. Il serait donc plus juste de désigner les choses par concrescens et se dissolvens, c’est-à-dire cohésion et dissociation.
 
Ceci est valable pour tous les corps, aussi bien les corps inorganiques que les corps vivants, lesquels se distinguent essentiellement des autres par le fait d’être une organisation plus complexe - selon Spinoza : « Le corps humain est composé d’un très grand nombre d’individus (de nature différente), dont chacun est lui-même extrêmement composé »
 
 En eux, les choses se trouvent maintenues sous une forme bien déterminée, et chez les animaux, en outre, avec une autonomie consciente pour la recherche de nourriture – des choses en mouvement à l’intérieur de cette forme, et pouvant être changées de place avec cette forme, de façon également autonome. Dans tout corps, le mouvement des choses entre elles, qui constitue l’essence du monde tout entier, continue inaltérablement et ne souffre pas un seul instant d’interruption. Si l’on veut en donner une image, pour autant que la comparaison avec les processus chez les animaux soit grossière, que l’on pense à un jet d’eau, que nous avons devant les yeux comme une forme existante, et dont nous savons qu’il se maintient tel par un incessant changement de ses composants, et donc aussi par un constant renouvellement de sa forme.
 
Que notre vie consiste en du mouvement infiniment varié et incessant est un fait suffisamment connu : sa naissance et son existence dans toutes ses configurations variées est une transformation par mouvement des cellules, par connexions, rotations et mouvements de toutes sortes. Ceci se manifeste par les apparences extérieures de la peau et par les organes de l’alimentation, de la respiration, de l’excrétion et des organes sexuels, dans les mouvements de la bouche, de l’estomac, de l’intestin, du sang et de la respiration, ainsi que dans les mouvements des organes des sens, dans ceux du cerveau, des nerfs, des muscles, de l’ossature et des organes vocaux – du mouvement de chaleur est déployé, et par lui est induit le mouvement mécanique auquel Tout dans le vivant doit être finalement ramené. Tous les vrais penseurs ont depuis toujours considéré la vie comme un problème mécanique, et depuis Lavoisier la Science tout entière n’a jamais cessé dans ses expériences d’expliquer ainsi la vie et de ramener le processus vital aux processus physico-chimiques les plus simples.
 
Pour autant que ceci soit bien ou mal réussi, cela ne tranche pas sur la vérité de l’Abstraction, car elle reste vraie même si la preuve empirique ne devait jamais voir le jour. J’en ai déjà parlé pour dire que le manque de certitude sur les faits particuliers n’est pas une réfutation du penser abstrait en général dans sa certitude et sa portée : la confirmation expérimentale n’est pas une question cruciale pour l’Abstraction, alors qu'inversement, les abstractions sont la question fondamentale pour la science expérimentale.

Nous démontrerons de façon encore plus convaincante que les abstractions sont effectivement le puits capital, que toutes nos vérités scientifiques existent seulement dans le penser abstrait et qu'elles en découlent : si elles dépendaient de l’expérience, nous ne serions pas encore parvenus à une seule vérité. Et là où la science expérimentale ne renseigne pas sur les faits particuliers, le penser abstrait donne néanmoins la réponse complètement satisfaisante, de sorte que la tête qui pense n’attend jamais, en aucun cas, la confirmation empirique des vérités du penser, puisque elles sont fermement établies pour le penseur et leur réfutation impensable – sinon, ce ne serait pas un penseur.
 
Ceci est valable pour toutes les vérités du penser, y compris pour la vérité des vérités dans le penser relatif de l’entendement pratique, à savoir la loi fondamentale du mouvement. Nous ne pouvons pas douter de la vérité de notre loi fondamentale du mouvement, elle est le dogme de la nécessité inaltérable du penser, qui vaut pour la totalité du monde des choses sans exception, c’est-à-dire qu’elle doit être confirmée par toutes les expériences, qu’aucune expérience ne peut la réfuter et qu’elle ne peut être ébranlée par aucune expérience restant à faire dans n’importe quel domaine que ce soit. Et suite à sa vérité, la vie ne doit pas être pensée autrement qu’entraînée dans le mouvement universel des choses, et même comme une partie de ce mouvement, comme un phénomène du mouvement ; ainsi la vie et tout ce qui la concerne devient la physique des êtres vivants.
 
Quiconque en doute, parce que la preuve empirique manque encore dans les faits particuliers, ou qui ne peut pas se défaire de l’hypothèse d’une position particulière de l’être vivant, voire de celle de l’homme comme une exception dans la nature, témoigne ainsi de sa participation à une opinion physiologique purement vulgaire ; une opinion totalement non scientifique, parce qu’elle cherche à expliquer l'existence qualitative d'une chose en dehors de la mécanique du mouvement, c’est-à-dire dans le qualitatif même de l’expérience des sens. Ainsi quiconque n’est pas entièrement certain de la reconnaissance inconditionnelle de la mécanique psychologique, n’est même pas assuré de reconnaître la vérité universelle de notre doctrine du mouvement.
 
Que nous ne sachions guère ce que les processus chimiques, électriques et autres mécanismes physiques en général produisent dans notre corps, en particulier dans notre cerveau, nous soutenons néanmoins que seule la mécanique du mouvement existe dans toutes les choses, de manière exclusive, et même que rien d’autre n’existe en nous. Même les changements d’état ne signifient rien d’autre que des processus entre des choses particulières – le changement d’état est du mouvement, c’est-à-dire un changement de juxtaposition des parties composant une chose, ou des plus petites particules élémentaires, en quoi une chose consiste. Les choses sont composées de choses, dont chacune est mobile et sans cesse en mouvement ; chaque chose change donc d’état en permanence, c’est-à-dire que toutes ses parties sont constamment en mouvement. Avec notre existence de chose, nous nous trouvons continuellement en plein dans le mouvement de la totalité du monde, c’est-à-dire pas isolés du reste des choses contre les choses.
 
Quelles choses sont les nôtres ? Nous n’avons pas de choses en propre, puisque, dans notre forme, qui elle-même est en mouvement, change et disparaît (avec notre peau, nous sommes dans un perpétuel processus de mue), des choses toujours nouvelles se trouvent à nouveau rassemblées comme dans un lieu de passage, à savoir des choses que nous absorbons sans arrêt (par exemple, la respiration de l’oxygène de l’air), et que nous éliminons pareillement sans cesse. En cela, assurément, nous sommes en même temps un simple lieu de sortie pour les choses qui sont en mouvement de la même manière.
 
Notre vie consiste dans le fait que les choses transitant en nous sont en mouvement selon la particularité propre à notre corps, d'après les mouvements qui le renouvellent constamment et le renouvellement plus ou moins rapide de ses différentes parties – de telle sorte, toutefois, que toutes les choses du monde sont les nôtres, mais qu’aucune ne nous appartient et que, à aucun moment, nous ne sommes les mêmes. « Le corps ne cesse jamais de périr » dit Platon, et Jacob Böhme pense la même chose en déclarant : tous les corps des humains, des animaux et des plantes sont constamment à moitié morts, ce que Bruno chante ainsi (De triplice min et mens) :
 
Dans le courant du temps, coulant lui-même
Ton corps sans cesse ne change-t-il pas ?
Ne se renouvelle-t-il pas de même ?
En absorbant ceci, en rejetant cela ?
Crois-tu que dans ton corps la matière
Toute ou partie reste celle de naguère ?
Crois-tu que l’enfant, les os, la chair et le sang
Se retrouvent encore dans l’adolescent ?
Et vers l’âge mur, quelle différence énorme !
Ne remarques-tu pas que dans le renouveau,
Tes membres rejettent l’ancienne forme,
Comme ongles et cheveux te le font voir assez tôt ?
 
Avec tout ce que nous sommes, nous sommes mouvement de choses : notre existence se trouve rénovée et conservée par l’activité incessante du mouvement de toutes ses petites parties, de même que nous avons grandi par transformation de mouvement à partir de l’embryon, un stade d’existence aussi différent de ce que nous sommes que la graine diffère de la racine, de la tige, du tronc, des branches, des feuilles, des fleurs et du fruit ; nous pensons et percevons par le mouvement de notre cerveau et de nos sens. Sans être en mouvement comme chose et si nous n’étions pas impliqués dans le mouvement universel des choses, il n’y aurait aucune affectation de nos organes des sens, ni aucune des sensations et des représentations que nous pensons. C’est par du mouvement que nous ressentons et percevons : nous avons des sensations tactiles seulement par le mouvement des organes du toucher, nous goutons par le mouvement de la matière sur la langue, nous sentons par le mouvement de l’air dans les organes olfactifs, nous entendons grâce aux processus de mouvement dans les oreilles, et même la plus importante perception des sens, la perception visuelle, qui nous fournit, au sens propre, nos images représentatives, nous ne le faisons qu’au moyen de mouvement dans les yeux et par le mouvement des yeux. 

Toutes les perceptions de nos sens résultent du mouvement des choses et elles durent seulement aussi longtemps que le mouvement dans les sens ; ce que nous percevons avec nos sens est du mouvement des choses – même si nous ne le percevons pas ainsi avec nos sens, un jugement scientifique supérieur nous apprend pourtant à le reconnaître : jour et nuit ainsi qu’été et hiver par la rotation de notre sphère, nous entendons du mouvement de l’air, nous voyons du mouvement de la lumière, et la totalité de ce que nous percevons se présente à nous comme mouvement des choses, comme incessante transformation. « Tout passe et tout change, avant que je le remarque » et « Rien n’est constant sauf le changement ». Chose et processus de choses, phénomène et mouvement, matière et énergie ne font qu’Un. Chaque chose est déjà en soi un processus de choses, car elle est saisie dans toutes ses parties par un incessant changement d’état. Une chose arrive, un événement est une chose. Une chose ou une réalité, ainsi l’exprime très heureusement notre langage – une réalité, c’est une action, un acte de causer et d’être affecté.

                    A SUIVRE...
 

 

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