A - 3 : La doctrine du mouvement [FIN]

Publié le par Sylvain Saint-Martory


Toute chose agit et est affectée, et l’ensemble des choses se trouve dans un rapport mutuel de cause à effet. Une chose n’est possible que dans la mesure où toutes les choses sont possibles et s‘enchainent. Pour comprendre que cette vérité ne puisse s’élever que très lentement et très difficilement parmi la totalité des humains, on doit se représenter la tenace inertie de l’ensemble de l’humanité dans toute son énormité.

Ssinon on ne comprend pas les quatre actions d’inspirer et d’expirer, d’absorber et d’éliminer de la nourriture, d’engendrer et de naître, et pas le moins nos mouvements afin de mouvoir notre corps et ses membres, sans compter que nous devons mouvoir les autres choses pour qu’elles servent à la conservation de notre vie – sinon cela demeure une complète énigme de voir que la réunion de ces quatre faits, que chacun a pourtant constamment devant lui, n’a pas provoqué depuis toujours, même dans les têtes les plus bornées, la conviction naturelle de notre implication dans l’ensemble du monde des choses et la conscience très nette de notre appartenance au mouvement du Tout, comme partie intégrante de ce Tout ! 

Une chose n’est possible que dans la mesure où toutes les choses sont possibles et se trouvent en interaction ; nous pouvons penser uniquement des choses en mouvement, et seulement toutes les choses en mouvement les unes par rapport aux autres, sans espace vide, un espace sans choses et immobile dans lequel les choses pourraient se mouvoir, mais pas des choses à l’état isolé et immobiles. Je rappelle à ce sujet l’importante remarque faite ci-dessus, à savoir que nous devons associer à chaque chose l’espace et le temps, ce qui ne signifie rien d’autre que l’enchaînement de la totalité des choses et de leur mouvement, ou dit autrement : il est essentiel pour notre penser de prendre conscience que les choses sont sans fin et le mouvement des choses, incessant.
 
Le monde tout entier forme Une chose « semblable à un océan, où le moindre mouvement propage ses effets au plus loin. ». Le monde entier Un est une chose en mouvement, un concrescens et se dissolvens, union et dissolution. Rien n’est au repos. Notre globe terrestre tourne autour du soleil qui, à son tour, se trouve en mouvement avec tout son système, et ainsi à l’infini, sans jamais rencontrer finalement quelque chose au repos – tout tourne autour du centre de gravité commun, et de toute façon, tout est en mouvement. Il n’y a jamais de repos nulle part. Pas une seule chose n’est immobile un seul instant.
 
Nous ne pouvons pas davantage prétendre être immobiles et ne pas changer d’endroit, lorsque nous sommes assis dans une voiture ou dans un navire en marche – aucune chose n’est immobile sur notre Terre, du fait que cette Terre est constamment en mouvement. Excepté le fait que le mouvement n’est ni toujours perceptible ni un mouvement absolu, puisqu’il demeure toujours uni au système des choses, dont fait partie la chose en situation d’équilibre et dans un repos relatif, et compte tenu que le repos n’est qu’un cas particulier du mouvement, on peut parler de mouvement à l’état de repos.
 
Le pendule oscillant nous offre un exemple d’activité continue du mouvement sous une forme de repos apparent : arrivé à son point le plus haut, le pendule doit forcément subir un moment de repos avant de se remettre en mouvement en sens inverse vers son point le plus bas. Le pendule montre une continuelle transformation du mouvement « actif » en mouvement « latent », et inversement : le mouvement requis pour continuer à agir est maintenu au repos, exactement comme la vie et sa conscience sont conservées durant le sommeil. Le sommeil n’est pas la mort, mais un état de la vie, et tout à fait de la même manière, le repos, la cohésion et l’adhésion sont des états du mouvement.
 
Il n’est donc pas nécessaire ici de parler de mouvement « mis en réserve » : le repos est entièrement expliqué, lorsque nous l’expliquons comme un équilibre des mouvements où ne se remarque nulle résultante d’une forme particulière et indépendante de mouvement. Ainsi le spinoziste Cuffeler (Prin.Pant 1684) définit le repos comme une action réciproque de mouvements, tout comme Spinoza lui-même explique la cohésion, la chose composée, par le fait « que les choses composantes se trouvent forcées par d’autres choses à s’appliquer les unes contre les autres et à se mouvoir ensemble.»
 
La force de tension n’est pas un terme mystique, quand on entend par-là l’état de divers mouvements agissant les uns contre les autres au point de s’annihiler. Le pendule est en mouvement jusqu’à ce que les autres mouvements : ceux de l’attraction terrestre, de la pression de l’air, du frottement, arrêtent son mouvement autonome, c’est-à-dire le rendent imperceptible pour nous. Il demeure alors au repos pour notre perception, et nous pensons qu’il est encore en mouvement seulement au sein des choses mues, dont il fait partie.
 
Le repos absolu d’une chose serait, toutefois, quelque chose d’autre que cet état de mouvement d’une chose à l’état stationnaire dans et en conjonction avec les autres choses en mouvement, avec le système des choses dans lequel elle se trouve ; le repos absolu serait quelque chose de tout à fait différent de ce repos relatif induit par les divers mouvements s’annihilant dans leur action perceptible, quelque chose de différent de ce mouvement de tension, cet équilibre instable qui se maintient dans un dérangement et une restauration perpétuels.
 
Ce mouvement, qui n’est plus perceptible pour nous, est encore et toujours du mouvement, même si nous le percevons plus comme du mouvement avec nos sens, tout comme nous continuons à penser les rayons obscurs du spectre qui terminent dans l’infrarouge et dans l’ultra-violet, quoique nous ne puissions pas les percevoir en raison de la constitution de nos nerfs visuels (selon A.Forel, les fourmis peuvent percevoir l’ultra-violet). Même le pendule n’est pas réellement au repos, avant d’inverser sa direction : il oscille, il continue donc à se mouvoir, il n’est donc en tant que chose, à savoir une chose mue, susceptible d’aucun repos. Quand je disais : le repos est un cas spécial de mouvement, ceci veut dire : le repos est le mouvement non perceptible pour nous en tant que mouvement, en raison de notre organisation sensorielle.
 
Tout ce que nous appelons repos est le mouvement non perceptible pour nous, mais le mouvement ne cesse jamais. La pression d’un corps « stationnaire » sur sa base est la continuation de son mouvement et même une activité de mouvement précise par laquelle le corps « stationnaire » contribue concrètement à la vitesse de mouvement du corps en mouvement, dont il fait partie : la pression du corps stationnaire pousse réellement, puisque le mouvement est déterminé par la masse, il est donc réellement en mouvement avec les choses mues en proportion de son propre poids et du poids de la masse avec laquelle il est en mouvement – la pression et le poids d’un corps sur le soleil, par exemple, seraient vingt-neuf mille fois plus grands que sur la Terre.
 
Et de même subsiste encore et toujours le changement d’état incessant dans chacune des choses composées, et tout ce qui est valable de la relation de mouvement des choses composées entre elle, vaut pour la cohésion des choses. Le mouvement des molécules individuelles d’un corps « solide en soi » entraîne la cohésion de ces molécules, laquelle n’est rien d’autre que la pression qu’elles exercent les unes sur les autres, c’est-à-dire leur mouvement ; c’est pourquoi la cohésion ne peut être annihilée que par un autre mouvement. Nous ne connaissons que le mouvement : nous nous représentons les corps solides, maintenus en équilibre par la cohésion, en mouvement comme les corps liquides et gazeux – le monde est toujours et partout en mouvement.
 
Pour notre entendement pratique, cette loi fondamentale des choses en mouvement est la loi ultime. Penser de manière scientifique, cela signifie : saisir le monde des choses comme ce qui est en mouvement et comprendre ce qui s’y trouve inclus : le mouvement comme enchaînement causal. La compréhension scientifique dans ses différents degrés se manifeste d’autant plus clairement qu’il s’agit d’un changement de lieu perceptible en image, et elle devient de plus en plus grossière et obscure que le mouvement des choses se complique et se déroule parmi des choses si petites qu’elles ne nous sont pas perceptibles (parmi les molécules et les atomes), de sorte que nous ne percevons rien de ce mouvement lui-même et saisissons seulement son résultat : comme changement d’état et modification des choses.
 
Changement d’état, cela signifie : remarquer en une chose un changement de ses qualités, alors que ses caractéristiques essentielles restent les mêmes ; transformation veut dire que l’apparence de la chose est devenue différente en substance et dans la forme, ou encore, par exemple, que les choses ne sont plus en relation avec d’autres choses, comme elles l’étaient, mais qu’elles sont complètement modifiées ou paraissent assimilées à celles avec lesquelles elles étaient unies.Le mouvement à analyser en profondeur est au minimum pour nous celui qui se présente sous forme de changement d’état et de transformation des choses dans l’enchaînement, ce qui est le cas le plus fréquent dans le phénomène du vivant.
 
Sur la nature du vivant et les processus de mouvement par lesquels la vie survient et se maintient, où l’on a à faire la plus part du temps au changement d’état et à la transformation des choses, et sur la question du Comment ? de ces processus de mouvement nous n’avons pas le moindre savoir. Par contre notre savoir se montre de plus en plus sûr et solide que le mouvement se présente comme un changement de lieu, c’est-à-dire comme un changement de la juxtaposition des choses, où nous percevons les processus de mouvement, c’est-à-dire que nous en avons des images représentatives nettes, alors que les choses en mouvement restent comme elles étaient pour notre observation et nous n’avons pas à nous occuper de leur changement d’état. C’est le cas par excellence en astronomie, où l’on a acquis la certitude la plus grande de notre savoir causal, c’est-à-dire de la connaissance des mouvements, ce qui rend possible le calcul prévisionnel.
 
Si nous ne savons pas grand chose du comment ? des changements d’état et de la transformation mutuelle des choses, nous savons cependant par principe qu’il ne peut s’agir de rien d’autre que de mouvement, c’est-à-dire de changement de lieu. Nous revenons donc encore une fois de façon plus détaillée sur l’égalité mouvement= changement de lieu. Compte tenu de ce qui a déjà été dit, nous voulons et pouvons en parler et montrer plus clairement encore que, et de quelle manière, la réduction au mouvement contient une explication. Et cela  seulement d’abord, en raison de l’exposé très élémentaire sur les idées de mouvement, lesquelles nous sont assurément suffisamment connues, puisqu’elles vont de bouche en bouche dans les détails. J’ai affirmé légitimement, et j’affirme une fois de plus, que ces idées prises dans leur totalité, et en tant qu’idée Unique de principe du mouvement, n’exercent nullement une influence décisive sur la totalité du penser.
 
Saisir cette idée dans sa signification profonde, comme exigé plus haut, et penser en images, de façon vivante et concise, l’ensemble de ses moments concrets particuliers, doit être désormais l’objectif de tout individu qui pense. On doit effectivement essayer, une fois, de se représenter le plus possible en images l’état du mouvement illimité de toutes les choses en d’autres choses, puis celui-ci à son tour dans d’autres choses et ainsi de suite à l’infini, ainsi que l’état du mouvement illimité de toutes les choses en elles-mêmes, même si l’on ne peut y parvenir sans avoir le vertige dans l’un comme dans l’autre – on doit cependant essayer, tant que cela se passe bien, de se représenter adéquatement les deux, afin de s’approcher figurativement de la vérité de cette pensée dans sa puissance accomplie de révolutionner et de renverser toute notre expérience fondamentale.
 
Se défier de l’expérience fondamentale est le premier stade de la compréhension scientifique, et ici nous avons l’obligation de rompre totalement avec toutes les normes de la représentation en images, que nous tenons pour vraie dans l’expérience fondamentale. Notre opinion est que nous sommes immobiles, et seulement en mouvement pour autant que nous en avons conscience. Or, en vérité, nous sommes toujours en mouvement dans une complexité de mouvement et avec une rapidité tellement immense que nulle imagination ne peut les concevoir. Même si nous considérons seulement le minimum, c’est-à-dire uniquement le mouvement de notre terre – « dans la course éternelle des sphères, mers et rochers sont emportés » (Goethe, Faust) -, c’est-à-dire seulement le mouvement de notre globe tournant sur lui-même et autour du soleil, nous nous trouvons, en une demi-année, à trois cents millions de kilomètres (le diamètre de la trajectoire de la terre) de l’endroit où nous sommes en train de lire (car à tout instant nous sommes ailleurs) et, à raison de trente kilomètres par seconde, nous lisons cette partie de la phrase déjà à plusieurs centaines de kilomètres de l’endroit où nous avons lu son début. Comme elle est assez longue, nous roulerons encore d’autres centaines de kilomètres avant d’arriver à la fin, tout en participant en même temps à la rotation de notre globe terrestre autour de son axe.
 
Si, en outre, nous considérons que nous sommes lancés autour du soleil au bout d’une corde de cent cinquante millions de kilomètres, nous sommes avec tout notre système solaire lancés de la même manière autour d’une autre corde dont la longueur serait de dix-huit millions d’années-lumière : si nous voulons seulement imaginer la fuite éperdue résultant de cette simultanéité de la rotation de notre terre autour de son axe et autour du soleil, et avec ceci, en rotation constante, cette autre révolution autour du corps central du soleil, qui n’est pas au repos fermement cloué, mais tourne à son tour sur lui-même – la tête nous tournerait déjà devant ce peu de rotations (et si ce n’est pas à cause de cela, c’est parce qu’en vérité, elles dépassent de loin notre capacité de représentation réellement claire) ; que sont-elles, en effet, face à la complexité et à la rapidité des mouvements qui nous entraînent effectivement dans l’amoncellement des mondes, dont nous faisons partie, et qui nous précipitent dans l’infini sans jamais revenir au même endroit !
 
Et maintenant le mouvement des choses, qui composent notre terre, le mouvement des choses en nous-mêmes : partout entre elles une danse incessante et un tourbillon des choses – toutes les formes engagées dans un courant perpétuel et un remous, dans une transformation, décomposition, destruction, reconstruction, usure et adaptation. Exactement comme pour les mouvements de notre globe, la complexité et la rapidité de ces mouvements dépassent notre connaissance et notre imagination la plus audacieuse, qui risque d’y perdre sa réputation, et se trouve pourtant irrésistiblement poussée à aller toujours au-delà de sa propre capacité par la force volcanique inépuisable de notre penser abstrait allant au plus profond.
 
Déjà le peu que nous savons des processus métaboliques et de la vitesse avec laquelle les matières nous quittent, sont rénovées et remplacées est pour nous très étonnant – il est notoire que le métabolisme est plus rapide dans un organisme vivant que dans un cadavre. Toutefois, même chez les morts et dans toutes les autres choses, un perpétuel échange se produit partout – on parle pourtant toujours, à tort, de métabolisme seulement chez les êtres vivants. Là se manifestent l’ignorance la plus grossière et la médiocrité, ou tout au moins une intolérable désinvolture de langage.
 
Le « règne minéral » est en incessant mouvement par érosion et par oxydation, et il possède donc son métabolisme aussi bien que le « règne animal » et le « règne végétal ». Tous les trois « règnes » sont unis dans un métabolisme Unique. Jamais et nulle part de matière immobile, toujours et partout, échange, entrée et sortie de matière. Et échange de matière implique échange de forme pour tout et à tout instant. Aucun répit, aucun arrêt d’une combinaison. Tout est mouvement en soi-même et aussi dans tout le reste, dans ce qui est pour nous vers le haut l’infiniment grand et qui devient de plus en plus grand, et vers le bas l’infiniment petit. Démocrite a dit qu’il est possible de faire d’un atome un monde (Stob. Eclog. phys. I, 53), et ceci signifie, du point de vue scientifique, qu’un atome est rempli d’univers, que le plus petit de tous est un monde dont les parties infiniment nombreuses passent sans cesse d’un état à l’autre.
 
Ce sont là des faits extraordinaires pour l’apparence sensible de l’expérience fondamentale, et c’est l’idée du mouvement qui, évoquée en nous avec le sérieux de l’inoubliable possibilité de représentation et de l’imagination scientifique, exige de nous, en tant qu’idée fondamentale dominante, de reconnaître que la chose, la chose apparemment immobile, est en mouvement, que rien n’est au repos un seul instant, tant pour le lieu que pour son état interne, qu’il n’y a aucune différence entre l’existence d’une chose « existante », à laquelle nous attribuons, d’après notre expérience première, la propriété de persévérer dans l’existence et les processus de transformation ou phénomènes de mouvement, et tout aussi peu de différence entre le mouvement et ce qui nous semble au repos dans l’expérience fondamentale. Tout, à tout instant, est ailleurs, et tout, à tout moment, est différent dans toutes ses parties. Avec tous les phénomènes nous nous trouvons ramenés au mouvement, c’est-à-dire au changement de lieu des choses originelles, des facteurs primitifs qui, de toute éternité et pour toujours, sont en mouvement.              
 
                       
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

 

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