Causalité : succession ou mouvement des choses ? [FIN]

Publié le par Sylvain Saint-Martory

Que la causalité soit succession apparaît aussi caduc et erroné pour cette raison, car, en admettant son exactitude, à partir de toute succession uniforme, on devrait conclure à une relation causale, ce qui n’est pas véritablement le cas (Schopenhauer donne l’excellent exemple du jour et de la nuit, que nous ne désignons nullement comme cause et effet malgré leur succession régulière), et plus encore pour la raison déjà mentionnée, à savoir qu’une seule expérience conduit le penser à attendre universalité et nécessité.

Or, à partir d’un seul cas on ne saurait conclure à l’universalité et à la nécessité d’une loi du penser ; ni un cas ni un grand nombre de cas n’y suffiraient, car tous les cas seraient nécessaires pour cela. Hume ne connaît pas de réponse à cela, et nul, qui veut seulement s’appuyer sur l’expérience et n’entend par-là rien d’autre que l’expérience sensible, n’en connaît une. Mais nous, sur notre terrain, nous pouvons répondre à tout cela, car nous savons que l’universalité et la nécessité ne reposent pas sur l’expérience des sens et n’en proviennent pas, mais sont éveillées dans la conscience à son contact, là où même seulement dans un seul cas l’abstraction entre en contact avec l’expérience.

A partir de là, elle garde en nous pour le reste du temps sa nécessité et son universalité pour toutes les choses et tous les évènements du même genre, et nous sommes convaincus que l’expérience manifestera toujours cette même régularité, que nous rencontrons dans notre penser abstrait, puisque les deux constituent précisément notre penser. Dans toute expérience, pourvu qu’elle soit réellement du même genre, la justesse de l’abstraction se confirme, et même dans toutes les déductions, que nous tirons dans l’abstraction, nous pouvons prédire infailliblement d’autres expériences jamais faites, d’autres effets et d’autres causes pas encore observés jusqu’ici - ainsi Gauss, à partir de rares données existantes, a calculé la trajectoire de l’astéroïde Cérès, et à partir de certaines perturbations d’Uranus, Leverrier conclut à l’existence d’une planète encore inconnue et détermina par avance l’endroit, où elle fut effectivement découverte par la suite. Sont-ce des exemples parlants de l’application de la conformité de nos abstractions aux choses ?

Mais dans une réflexion afférente, on trouvera que l’enfant, qui s’est brûlé une fois, craint le feu pour toujours, ou que le chien, touché une seule fois par une pierre, se sauve, la queue entre les jambes, en poussant un hurlement, aussitôt qu’il voit un individu se pencher d’après certaines postures ; ce ne sont pas de moindres exemples significatifs et nous nous comportons de la sorte avec tout notre penser. Nous ne tirons pas les lois du penser de notre expérience des sens – sinon nous devrions dans chaque cas, ce que personne n’affirmera être la vérité, avoir fait toutes les expériences avant d’établir une loi du penser ; nous n’obtenons même pas la loi du penser en concluant de la fréquence de l’expérience à la pérennité, comme personne ne l’affirmerait au détriment de la vérité, car l’indéniable vérité est que, de l’expérience d’une fois, nous ne tirons pas la moindre conclusion pour la pérennité, mais que, de l’expérience d’une fois, nous sommes conduits à l’abstraction qui nous garantit la pérennité de toutes les expériences éventuelles du même genre.*

 

[*Ici je peux rectifier ce que, aux fins d’une « interprétation provisoire », j’ai appelé plus haut une conclusion : à savoir que, de la perception d’un changement produit par le mouvement, nous conclurions que tout changement se trouverait provoqué par un mouvement, quand bien même il ne serait pas perçu par nous, comme c’est le cas pour les phénomènes moléculaires et atomiques, et que cette conclusion semblerait nous imposer l’hypothèse des atomes ; c’est en relation à cette conclusion que s’élabore toute construction fictive des atomes. La vérité est, bien entendu, que l’abstraction de cela se trouve éveillée aussi au contact de l’expérience du changement consécutif au mouvement perçu. L’enchaînement et la similitude dans la façon de conclure sont évidents, et c’est pourquoi je pouvais ici me servir de la clarification utilisée sans entrer plus avant dans le fait sous-jacent, par lequel l’enchaînement aurait connu une interruption dérangeante.]

 

Et puisque la loi du penser de la causalité et l’expérience de celle-ci coïncident désormais tout à fait avec le penser et avec l’expérience du mouvement, donc avec l’essentiel du penser de l’entendement pratique, et comme le penser du mouvement (ce que je peux ici seulement renvoyer au chapitre suivant) est équivalent à la vie de l’être humain qui, sans les pensées du mouvement de son entendement pratique, ne vivrait pas et ne pourrait pas conserver son existence, à savoir son système de mouvement spécifique, dans le cadre du mouvement universel, les mouvements ne se présentent pas à nous en tant que mouvements, mais, parce que nous vivons l’expérience fondamentale de nos sens, comme une causalité des choses, qui, en tant que telle, enrichit aussi l’entendement pratique et le dispose aux motifs et aux actions, par lesquels nous parvenons à un comportement de mouvement  adapté à un but : puisqu’il en va ainsi pour tout et que l’expérience de la causalité prend place dans d’innombrables situations et dans les plus importantes pour nous, et y a pris place évidemment depuis toujours – depuis qu’il y a des humains, il y a eu du feu qui les brûlait, de l’eau qui les étouffait – ainsi avec le rapport de la loi du penser de la causalité à l’expérience il en allait autrement qu’avec le rapport de n’importe quelle abstraction du penser à l’expérience afférente. La loi du penser de la causalité n’avait pas besoin d’attendre une confirmation par induction scientifique à partir de l’expérience, pour être éveillée même dans le peuple en général : la confirmation empirique avait lieu depuis toujours avec la même certitude que la loi du penser également pour le peuple tout entier, dont le penser se manifeste depuis toujours comme un penser causal.

 

Certes, dans le penser populaire, la cause vraie comme la cause fausse et superstitieuse joue son rôle (le concept de fausses causes, de causes absolues au Moyen Âge ! le déchaînement de la fureur aveugle et passionnée contre le premier objet bienvenu !), mais ceci ne constitue pas de différence avec la réalité du penser causal ordinaire. Depuis toujours le peuple devait penser de façon causale et le peuple a pensé depuis toujours, avant même de pouvoir soupçonner la validité de la causalité générale et de la vision scientifique que la causalité est du mouvement.

La causalité est la seule des abstractions dont il est question ici, qui soit réellement pensée par le peuple tout entier et même qui a été pensée par la totalité du peuple à toutes les époques, parce que le contenu représentatif de cette abstraction existait aussi pour tous les hommes et à toutes les époques, et plus généralement parce que le penser causal équivaut précisément au penser et à la vie de l’homme, c’est-à-dire à ce penser, sans lequel et sans sa constante utilisation aucune forme de vie ne serait concrètement possible, même pas la plus inférieure et la plus grossière du « sauvage » le plus primitif. Les humains ne peuvent nullement vivre, et même pas de la façon la plus primitive, sans rechercher les causes et les effets des choses de la nature environnante et sans en connaître le strict nécessaire par la voie de la tradition.

 

A partir d’ici on voit peut-être plus clairement qu’on ne voyait de n’importe quelle place antérieure, et comme de loin, ce que je développerai dans la dernière partie de ce volume consacré à la nature et à la signification de l’entendement pratique, à savoir que sa pleine signification consiste à offrir aux humains leur prévoyance vitale, à leur apprendre qu’ils peuvent chercher l’utile et éviter le dommage, et que, dans le fond, l’entendement pratique tout entier est l’exploration de Nature, rudimentaire ou organisée pour les besoins de la pratique humaine, tel qu’il se montre depuis les tout premiers débuts et demeure jusqu’à son pic le plus élevé. Déjà l’expérience fondamentale est la relation causale de notre sentir aux choses et à ce premier penser, où se trouve ainsi déjà inclus l’élément causal, et où s’ajoute originellement pour tout penser de tous les humains le savoir concernant les causes dans l’abstraction de la causalité, qui devient la science, dès que cette abstraction est reconnue comme étant celle du mouvement causal.*

 

[*L’abstraction de la causalité est la seule de toutes les abstractions, qui a toujours été pensée par le peuple tout entier à toutes les époques, parce que la vie n’est pas possible sans elle. Mais deux autres abstractions coïncident avec elle, et sont pareillement contenues dans  le penser de peuples entiers pour la même raison (elles sont indispensables à la vie de l’homme) pour conforter, éclairer et achever son penser causal  – ce sont la mathématique, dont j’ai dit qu’elle est contenue dans tout penser, y compris de l’individu le plus ordinaire, et le langage. Toutefois, mathématique et langage ne sont pas des concepts abstraits, mais, comme nous le savons, des constructions fictives du penser abstrait, indispensables pour l’établissement de la causalité et avec elle pour la vie pratique de l’homme, et en même temps pour le penser causal à trouver, de toute éternité, chez tous les hommes.]

 

 

 

 

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