La doctrine du mouvement chez les penseurs grecs [SUITE]

Publié le par Sylvain Saint-Martory

Avant-propos

Ce texte ne peut être compréhensible que dans le cadre général de la doctrine du mouvement, et c’est pourquoi les visiteurs de passage sont invités à se reporter à la catégorie « BRUNNER V -Doctrine du mouvement »


A la lumière du maigre reliquat des idées des plus anciens penseurs grecs, nous reconnaissons leurs idées comme étant éternellement les mêmes chez les penseurs, et nous ne nous laissons plus tromper par ce qui demeure toujours le même : au contraire, le peuple, à n’importe quelle époque, selon l’état de sa superstition, confond et dénigre ces idées. La conviction des vérités éternelles remplit notre vie d’une toute autre consolation historique que les racontars de l’évolution, quand nous nous laissons flouer par ses spéculations, qui s’avèrent, toutes sans exception, être des balivernes, et finalement un néant complet.


Plus nous avons de précision sur leurs idées, et plus l’exposé de leurs propres mots est détaillé, plus il nous devient clair que la chose la plus importante pour eux était de se délivrer des chaînes de l’expérience des sens, et de s’orienter complètement vers la pensée abstraite de la doctrine du mouvement. En réalité, pour en rendre suffisamment compte, je devrais écrire une histoire de la pensée grecque, c’est-à-dire de leur pensée sur le monde des choses, puisqu’elle seule, la pensée abstraite scientifique de l’entendement pratique, est prise ici en considération.


En effet, la doctrine du mouvement, ce n’est pas la philosophie, ce n’est pas le penser absolu : elle est le penser relatif. C’est notre vision du monde pour notre entendement pratique, et elle est fondamentalement différente  de la vérité spirituelle, qui relève d’une toute autre faculté du penser. Et même cette distinction entre les deux facultés du penser, je la trouve clairement exprimée chez certains philosophes grecs. Ainsi chez Parménide, qui avait réellement saisi la profondeur de la doctrine du mouvement, comme on peut déjà s’en rendre compte par ce seul énoncé : car c’est l’Un et le même, qui anime le penser en l’homme, qui meut ses membres et tout ce qui est en mouvement ; en effet, le Tout remplit l’Un animé
 

Penser et être ne font qu’UN pour lui, il y a seulement l’être Un, où rien ne saurait naître ni périr. Après avoir terminé l’exposé de sa philosophie proprement dite pour se tourner vers les idées de l’entendement pratique, il le fait avec les mots suivants : Je viens d’achever pour toi le discours fidèle des idées de la vérité, tu dois apprendre maintenant l’opinion des mortels en saisissant l’apparat trompeur de mes propos.


Quant à Platon, il met partout en évidence l’opposition entre le penser spirituel absolu de la philosophie et la pistis, ou penser relatif de l’entendement pratique (par opposition au penser absolu, il l’appelle ainsi le penser relatif de nos expériences réelles, des croyances, et c’est évidemment très éloigné de la manière dont les chrétiens désignent par « croyance » ce qui est totalement incroyable, en l’occurrence l’expérience des miracles), et dans le Timée, il nomme eïkotès muthoï (récits vraisemblables) ce, sur quoi est basée sa vision du monde, à savoir sa doctrine du mouvement.


Un rappel pour nos philosophes de la Nature, qui n’ont pas habituellement conscience du monde trompeur dans leurs hypothèses.  Très peu ont conscience qu’il s’agit uniquement d’hypothèses et de probabilités, et seuls les grands chercheurs sont généralement conscients des hypothèses. Je renvoie à ce qui a été dit plus haut par Laplace sur son hypothèse de l’émergence de notre système solaire, mais même Newton a établi sa force d’attraction comme une simple hypothèse.


Il ne voulait même pas qu’elle puisse valoir comme telle (et hypotheses non fingo) : au début et à la fin de ses Principia ainsi que dans sa troisième lettre à Bentley, il proteste avec véhémence contre « la grande absurdité, à propos de laquelle personne, ne possédant pas l’aptitude requise dans les choses philosophiques, ne pourrait montrer que « le phénomène de gravitation s’expliquerait par une force d’attraction inhérente à la matière, en contradiction avec les éléments de la théorie mécaniste, selon laquelle une intervention à distance serait possible sans l’intervention d’un medium. » Certes, la force d’attraction est devenue chez nous une vérité établie depuis longtemps, et à partir de l’hypothèse de l’émergence de notre système solaire, a été fabriquée depuis longtemps la vérité de l’émergence du monde. 

La croyance s’est transformée en conviction que toutes nos hypothèses scientifiques ont seulement pour elles la vraisemblance ; il n’y a aucune certitude en elles pour savoir si elles sont la vérité absolue ou non. La vraisemblance concerne entièrement et seulement le penser relatif. La plus vraisemblable des hypothèses, c’est celle qui s’approche le plus de la vérité du penser relatif. Dans un sens absolu, même pas le moindre degré de vraisemblance ne revient à une seule des hypothèses, et même pas aux vérités les plus certaines de l’entendement pratique et de sa science. Ceci ne souffre pas le moindre doute pour celui qui sait distinguer les facultés du penser relatif et du penser spirituel, et le Non absolu de la vérité spirituelle ne comporte aucune contradiction du penser envers le Oui relatif de l’entendement. Et je voudrais recommander chaudement aux soi-disant professeurs de philosophie cette dernière remarque,  une application évidente de la doctrine des facultés, afin de se tenir loin du bavardage niais sur les « contradictions irréconciliables » et les « difficultés insolubles » dans les idées de n’importe quel penseur.


Déjà parmi les premiers penseurs qui se servaient  de la comparaison avec une matière qualitative pour désigner l’élément fondamental, nous trouvions chez Anaximandre un semblable malentendu et un tel soupçon d’être emprisonné dans l’expérience première excluant le terme heureux d’Apeiron, qui porte indubitablement témoignage du penser scientifique le plus pur et le plus incisif. Nous avions évoqué à ce sujet que l’Apeiron est peut-être déjà en droit de désigner l’atomisme et d’indiquer la relation, dans laquelle Anaximandre  est placée avec ANAXAGORE. D’ailleurs, ce qui a été plus haut  des particules élémentaires d’Anaximandre est également valable pour les Homoïoméries d’Anaxagore : il ne s’agit pas là d’atomes, mais de molécules.


D’après Anaxagore: « Les Grecs croient à tort à un devenir et à un périr, car rien ne devient et rien ne disparaît, les choses existantes se mélangent et se séparent ; c’est pourquoi il serait plus juste d’appeler devenir ce qui se mélange, et périr ce qui se sépare », et il ne s’agit pas chez lui d’un atomisme à proprement parler, mais de la transition du Un du penser à la multiplicité des choses par l’hypothèse des molécules, donc de particules élémentaires simples, pourtant déjà qualitativement définies dans les choses composées. La théorie moléculaire chez Anaxagore est l’agrégation des Homoïoméries, et il y a autant d’Homoïoméries qualitativement différentes qu’il y a de choses composées qualitativement différentes.


Peu importe où l’atomisme proprement dit a existé en Grèce pour la première fois - il y existe. Il se trouve conservé pour nous dans la doctrine de DÉMOCRITE avec tous les détails. En raison du grand rôle qu’elle joue dans notre science, sa doctrine est suffisamment connue pour rappeler à chacun, à la seule évocation du nom, comment dans cette pensée basée sur des considérations purement quantitatives et mathématiques, tout ce qui apparaît au penser de l’expérience fondamentale des sens est dissous en mouvement.


A ce sujet, chacun devrait se sentir rappelé au nom de Démocrite, et nul ne devrait  oublier sa formulation de la loi de l’indestructibilité de la matière et de la conservation de l’énergie. Il serait bon toutefois de renvoyer à Diogène L.IX, 44, et de citer le passage de Lucrèce II 294 :


« La quantité de la matière primitive demeure toujours la même, car elle ne se trouve augmentée par aucun apport, ni quelque chose d’elle n’est perdu. C’est pourquoi, de toute éternité, des corps de la matière primitive étaient dans ce même mouvement, où ils sont maintenant et où ils seront dans l’avenir. Ce sera généré de la même manière que ce le fut ; tout surgira, croîtra et agira, comme ceci est conforme aux lois de la Nature. Nulle force ne peut changer la somme des choses (nec rerum summam commutare ulla potest vis). »


Le monde entier des choses est représenté dissous en mouvement, et à vrai dire en changement de place des atomes. Tout changement, tout devenir et tout périr des choses composées est mouvement d’atomes, différant aussi totalement de la diversité qualitative des choses composées que de la matière primitive des plus anciens Ioniens ; ces atomes sont potentiellement tout, et rien en réalité (Aristote, métaphysique XII, 2).


A propos de cet atomisme de Démocrite, je veux encore souligner qu’il est énormément loin de prétendre incarner le matérialisme philosophique absolu, tel qu’il est magnifié ou décrié habituellement ; c’est simplement le matérialisme obligé de l’entendement pratique, dont la relativité n’a pas échappé à Démocrite, car Démocrite était un penseur. Et de plus : parmi les penseurs grecs connus, il n’y a pas un seul matérialiste (aussi peu qu’un naturaliste parmi les artistes), pas un seul, pour qui le matérialisme incarnait la philosophie absolue. Je renvoie à un passage de Sext. (Emp ad math, VII, 137), où il apparaît sans ambiguïté que Démocrite déniait au même penser, qui avait concouru à son atomisme, toute faculté d’une connaissance absolue, et j’ajoute ce mot de Diogène (L.IX, 72), d’après lequel les humains, au sens propre du mot, ne possèderaient aucun savoir.


Nous retrouvons ici aussi la raison du jugement défigurant un homme comme Démocrite dans l‘opinion populaire incapable de distinguer les facultés et de comprendre clairement ce qu’un penseur a dit d’une chose ou de l’autre. L’opinion populaire a brouillé et perverti tout l'apport des penseurs, et elle a ainsi infiniment compliqué l’accès des meilleures têtes aux idées véritables des penseurs. C’est seulement après nous être libérés de tout ce qui a été déversé dans l’opinion populaire que nous pouvons nous repérer avec clarté pour distinguer les facultés du penser, et reconnaître sans réserve tout ce qui est grand et utile, afin d’en profiter vraiment.

  

 

 

 

 

 

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