Inconscient et "concepts sans images"

Publié le par Sylvain Saint-Martory

 
A la question des concepts prétendument « sans images » se rattache facilement le discours sur l’inconscient, source d’une énorme aberration depuis si longtemps. Sous le terme d’ « inconscient », on ne sous-entend pas seulement ce qui ne parvient jamais à la conscience ou lui échappe par moment, mais également ce qui, dans la conception psychanalytique contemporaine, attribue des propriétés opposées à un et même fait. Ainsi l’ « inconscient » doit-il être inconscient au point de ne pas avoir le moindre degré de conscience, mais il doit néanmoins être conscient de cela - conscient d'être inconscient.
 
Ce discours absurde s’explique essentiellement parce que les gens ne savent rien des trois spécifications du penser (le sentir, le savoir et le vouloir) et qu’ils ne reconnaissent pas sentir et vouloir comme étant des modes de conscience. Ils les considèrent d’abord comme inconscients, puis ils trouvent de la conscience dans les deux (sentir et vouloir), mais un genre de conscience différente de la seule valable pour eux, c’est-à-dire la conscience du savoir ; en conséquence, il ne leur reste rien d’autre que des propos absurdes sur ce qui est complètement inconscient, paraît-il, mais néanmoins conscient – nous sommes conscients de ce qui est inconscient
 
Tout ce qui a été dit jusqu’ici contre l’ « absence d’images » s’applique également contre le prétendu inconscient : ce pseudo « inconscient » est, en vérité, aussi conscient que le soi-disant « sans images » présente en réalité des images. Tout processus qui peut devenir conscient et jouer un rôle dans le penser, à tout moment, ne peut être appelé inconscient du seul fait qu’il n’émerge pas continuellement à la conscience,  mais il peut se trouver en arrière-plan de la mémoire.
 
La méconnaissance du tréfonds de notre mémoire ne peut pas davantage légitimer le soi-disant inconscient, lequel peut se manifester à tout moment dans nos rêves, par exemple, que notre ignorance du déterminisme absolu, à savoir l’enchaînement infini de l’infinité des causes et des effets de tout phénomène, ne saurait justifier l’intervention du hasard ou du libre arbitre - ou, en l'occurrence, celle de l'inconscient...
 
C’est la particularité essentielle de la mémoire, en effet, que les souvenirs ne se présentent pas constamment à la conscience, et peu importe qu’ils y soient éveillés souvent et facilement ou rarement et difficilement ; en conséquence, nous pouvons nous passer aussi bien de ces soi-disant images inconscientes que de ces concepts qui s’annuleraient eux-mêmes, s’ils étaient réellement sans images ; en réalité, il y a aussi peu de représentations inconscientes que de concepts sans images.
 
Le discours habituel sur les concepts sans images est d’autant plus embarrassant qu’il est tenu dans la contradiction la plus flagrante à celui parlant d’images représentatives des propriétés dont les concepts seraient composés, ainsi qu'à cet adage dont se délectent les logiciens : « Plus grande est l’étendue d’un concept, plus petit est son contenu. » 

Toutefois, en parlant de contenu, on doit bien penser à quelque chose, et la seule chose à laquelle penser est bien que contenu signifie images. Si les concepts sont composés d’images représentatives des propriétés, ils peuvent difficilement être eux-mêmes sans images : comment, en effet, produirait-on quelque chose qui serait sans images à partir d’images ?
 
Des tout premiers et plus élémentaires débuts du penser véritable jusqu’aux enchaînements les plus élaborés, de son minimum à son maximum, le penser, dans toutes ses combinaisons et ses permutations les plus subtiles, consiste toujours en images représentatives pensées et toujours différemment combinées. Ainsi, de même que nous disons que toutes les choses se trouvent en interrelation, nous devons dire aussi que toutes les idées sont en relation, et qu’il y a là compatibilité infinie, car toutes se laissent relier entre elles par des idées intermédiaires ; donc, le penser consiste bien en images représentatives toujours différentes et toujours de plus en plus composées.
 
Les concepts ainsi que tous les jugements et déductions résultant de leur association, tout le contenu des idées d’un livre, d’un auteur, de la science, de la littérature, de notre monde des choses et de notre moi est finalement en nous dans UNE représentation homogène fusionnée, à savoir le monde entier consistant en images représentatives : les concepts saisissent une multiplicité d’images entre elles, et le concept le plus élevé, la totalité de notre penser des représentations, est notre vision du monde !
 
Il est aussi certain que les concepts contiennent des images que les images contenues sont différentes les unes des autres, et en outre différentes chez les divers individus. A ce propos, Spinoza fait remarquer que les concepts ne sont pas formés par chacun de la même manière, mais en chacun selon que son corps a été plus ou moins souvent affecté par cette chose ; plus souvent cela a été le cas, plus facilement l’entendement représente la chose et s’en souvient.
 
Ainsi des personnes qui ont le plus souvent considéré avec admiration la stature droite de l’homme entendent par « homme » un être vivant qui se tient debout. D’autres, par contre, qui sont habitués à saisir en l’homme d’autres aspects, formeront un autre concept générique de l’homme : par exemple, l’homme est une créature qui rit ; l’homme est un bipède sans plumes (célèbre définition  de Platon) ; l’homme est une créature raisonnable, etc. Et ainsi chacun formera les représentations génériques des choses conformément à la disposition de son corps.
 
Comment la diversité des images dans les concepts des différents individus qui les pensent serait-elle possible, et comment la diversité des concepts serait-elle possible, à son tour, si les concepts étaient réellement sans images ? S’ils étaient sans images, ils ne seraient rien, et il ne pourrait pas y avoir de concepts différents car, aucune diversité ne saurait résulter de ce qui est sans images.
 
Certes, les concepts contiennent moins d’images que les représentations des choses particulières, mais contenir moins d’images ne veut pas dire être sans images. Relativement à leur contenu en images, les concepts sont vagues si on les compare au contenu en images de l’idée d’une chose singulière, mais ils sont tout à fait clairs, dés qu’on les considère d’après la nature de leur contenu représentatif et qu’on les compare à d’autres concepts.
 
Le véritable contenu en images des concepts est tout à fait distinct, et même le plus distinct de tous, le plus clair et le plus ferme, parce qu’il se limite à un petit nombre de propriétés essentielles et semblables ; le penser est possible seulement par elles, par cette ferme certitude des images caractéristiques des concepts, grâce auxquelles les innombrables images particulières sont classées, ordonnées, agencées en ordres et sous-ordres égaux, supérieurs, inférieurs et mises en relation entre elles.
 
Si les concepts étaient réellement sans images, il ne serait pas possible de penser par leur intermédiaire les images des choses particulières. En effet, nous pensons toutes les choses singulières en concepts et dans l’enchaînement des concepts : cela seulement constitue le penser rationnel. Dans le concept, les représentations sont mises en relation entre elles, et pour ce faire le penser doit s’élever au-dessus des choses particulières, au-dessus des sensations unies à des représentations, s’élever de ce qui est perçu, du sensible, à ce qui est saisi, à l’intelligible

[Brunner, Doctrine de ceux de l'Esprit et les Autres]
 

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