La formation des concepts : abstraction et sélection

Publié le par Sylvain Saint-Martory

 
 
En réalité, l’entendement ne connaît pas de parfaite abstraction des choses, parce qu’il n’est jamais un penser de lui-même, un penser en soi, mais toujours un penser des choses. Il ne s’agit pas d’une abstraction parfaite, mais d’une abstraction imparfaite comportant une abstraction, d’un côté, et une sélection, de l’autre.

Abstraire signifie ici : retirer, détacher des choses. Le penser conceptuel de l’entendement pratique a la capacité de détacher du concret, c’est-à-dire de l’ensemble de la « représentation fusionnée » des cinq sens, et de prélever certaines parties, certaines caractéristiques, pour concentrer sur elles l’attention et l’activité du penser. Cette séparation ne s’effectue bien entendu que dans la mémoire. En réalité toutefois, rien n’est séparé ; toutes les multiples images représentatives constituent Une représentation, toutes ensemble forment Un continuum infini.

Porter attention à la caractéristique, à la propriété particulière de la représentation, est aussi décisif qu’abstraire à partir de la représentation globale. Le mot abstraire est erroné si nous le prenons comme un détachement total des choses, et il n’exprime que la moitié s’il est compris comme isolé de l’ensemble de la représentation. 

Dans le concept, nous avons à faire à l’abstraction et à la sélection, à savoir séparation de l’ensemble et en même temps sélection de ce qui est spécifique. Abstraire signifie détacher pour associer, séparer pour comparer et distinguer. Assurément, diviser en parties est le premier et le plus important pas ; sans lui, aucune attention ne s’exerce sur ce qui est spécifique, et pas davantage la moindre activité du penser. Par la division de ce qui est multiple, l’orientation et la pratique vitale deviennent possibles dans un monde, où nous devons penser notre corps et les autres corps comme des choses particulières. 

Les représentations particulières sont à leur tour combinées, comparées, etc. entre elles, d’après leurs ressemblances, leurs différences et leurs oppositions. A chaque particularité, le processus de séparation peut évidemment s’effectuer à nouveau et se continuer à l’infini ; il n’y a pas de limite au penser de la multiplicité. De nouvelles divisions sont toujours possibles, le monde devient de plus en plus grand par la découverte des rayons X, la dissolution d’une nébuleuse en étoiles, la découverte des bactéries et toute autre découverte due au microscope.

Le microscope nous montre quelque chose d'essentiel à notre penser dans l'expérience sensible, à savoir penser l’infinitude du monde des choses. Certes, il nous montre en grand ce qui est petit, mais il nous montre en vérité la « relativité » de notre conception sensorielle de grand et de petit, nous prouve qu'il y a encore des choses là où notre expérience sensible n'en aperçoit aucune, et confirme ainsi l'exactitude de notre penser de l'infinitude de l'existence des choses. 

Abstraire, c'est être attentif à ces éléments de la représentation qui doivent être utilisés séparément dans le penser, où ils sont séparés des autres éléments de la représentation. Dans les universaux « mouton », « pierre », « triangle », toutes les différences entre les moutons, les pierres et les triangles particuliers sont négligées, et seuls sont pensés les caractères ressemblants qu’ils ont en commun. Les universaux ne sont donc pas des abstractions parfaites, puisqu’il n’y a pas en eux concordance et concomitance du penser avec la représentation.

Dans l’abstraction parfaite, toutes les caractéristiques feraient défaut au penser, et dans la mesure où ils pourraient ensuite être pensés, tous les concepts seraient semblables et il n’y aurait aucune différence entre le concept « mouton », le concept « pierre » et le concept « triangle ». En somme, les choses seraient impensables. Penser les concepts des choses dans l’abstraction parfaite, c’est une contradiction, car cela signifie avoir des choses dans le penser, de telle sorte qu’elles n’y sont pas. 

Même les concepts qui paraissent être les plus immatériels comportent toujours en eux une représentation matérielle en images, tout comme les mots, qui les expriment, désignaient seulement à l’origine des images concrètes, c’est-à-dire des représentations. Ainsi le mot « humanité », par exemple, ne signifie rien d’autre que « tous les êtres humains » : la représentation très confuse, mais pourtant bien concrète de tous les individus de l’espèce humaine tout entière, qui a, qui doit avoir, quelque chose en commun, se trouve toujours dans le concept « humanité ». Et de même dans tous les autres cas, avec tous les autres concepts immatériels.

Dans tous les cas, la représentation est début, but et fin. Le penser le plus simple est la répétition claire de représentations, le penser abstrait le plus complexe contient des représentations sous la forme la plus minime, à l’arrière-plan de la mémoire en quelque sorte. Sans une telle mémoire, pas de conscience véritablement pensante ; plus cette capacité de la mémoire est vivace et précise, plus le penser est original et exact, précis et adéquat. Le penser est toujours un penser des représentations, des données des sens, et le penser conceptuel est le penser des données sensibles dans la mémoire.
A partir de là, il est facile de montrer la fausseté de l’interprétation du penser conceptuel, selon laquelle ce penser, considéré comme complètement à part, conduirait à une connaissance qui pénètrerait dans l’essence des choses. Il suffit de souligner ici que le penser conceptuel, très loin d’ajouter une quelconque connaissance aux représentations des choses, est simplement la capacité d’intégrer les représentations des choses dans la conscience homogène et de penser les images des choses particulières dans les images des universaux.

Les concepts se distinguent des représentations seulement par le fait que, contrairement à elles qui sont un penser des images des choses particulières perçues soit directement, soit indirectement dans la mémoire, les concepts sont un penser d’images universelles, dans lesquelles les images particulières sont pensées. Le concept n’existe qu’en application à des représentations

Une définition classique du concept n’apporterait pas un « concept » au penseur le plus avisé s’il n’en obtenait aucune représentation, si le concept ne portait pas en lui de représentation en images. Et la représentation existe tout aussi peu pour elle-même si elle n’est pas pensée en concepts. 

Représentation et concept sont deux choses différentes et indissociables. Ils ne diffèrent pas dans le sens d’être respectivement « en images » ou « sans images », mais par rapport à l’individualité et à l’universalité des images. Toute la confusion et toute l’erreur à propos de la représentation et du concept repose sur le fait qu’au-delà de leur différence, on ne prend pas en compte le fait que les deux sont indissociables. Le penser adéquatement compris est le penser de la chose particulière en concept, par lequel le penser devient véritablement le penser rationnel. Singulare sentitur, universale intelligitur. [Le particulier est senti, l’universel est compris]
 

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