Le semblable et l'essentiel dans l'universel

Publié le par Sylvain Saint-Martory

 
Après avoir parlé de l’abstraction et de la sélection dans les concepts, et après avoir averti que l’universel reflété dans les concepts consiste dans la combinaison de représentations entre elles, il reste à déterminer quelles représentations associées entre elles constituent l’universel dans les concepts.
 
 Brunner a indiqué précédemment qu’il s’agit des représentations essentielles de ressemblance de genre, mais encore rien de plus précis au-delà, d’où la nécessité de définir avec davantage de précision ce qu’il faut entendre par semblable et essentiel.
 
Examinons d’abord la ressemblance et ce qu’il faut entendre par « ressemblance ». Dans Métaphysique V, 9,  Aristote dit : « Semblable signifie ce qui a complètement les mêmes propriétés, ou du moins possède plus de ressemblance que de différence ». Plus loin  il ajoute : « ce qui fait partie de la même nature », et plus loin encore : « ce qui possède des propriétés, telles qu’elles peuvent être modifiées en leur contraire, ou ce qui a en commun avec autre chose les propriétés principales les plus nombreuses ».
 
De ces définitions, surtout la première et la seconde ont été souvent reprises, et on peut être d’accord avec l’explication communément admise, en disant : « la ressemblance consiste dans la concordance de certaines caractéristiques prépondérantes entre plusieurs choses qui semblent différentes sur tous les autres points » ; ou bien, par opposition à ce qu’on appelle identité des individus quand ils concordent en tous points, on dit qu’ils sont semblables lorsqu’ils concordent sur quelques caractéristiques prépondérantes.
 
Ceci peut être valable pour l’usage courant, mais du point de vue philosophique, c’est impropre et inconsistant. Il faut d’abord faire remarquer que, dans ces définitions, on parle seulement de la ressemblance entre les individus comparés. On dit quels individus sont semblables, mais rien sur la ressemblance. Ce concept exige d’être défini en lui-même, en tant que relation des caractéristiques comparées, pas en tant que relation entre les individus présentant ces caractéristiques.
 
La ressemblance recherchée en tant que telle est la similitude des caractéristiques, tandis que la ressemblance des individus entre eux consiste seulement dans ces propriétés, tout en étant dissemblables pour toutes les autres. Pourtant, dans toutes les définitions de la ressemblance, il est question de la concordance des propriétés, c’est-à-dire, en clair, de l’identité des propriétés. Et c’est une piètre confusion que celle entre identité et analogie. Ou bien n’y aurait-il aucune différence entre identité et analogie des propriétés ? Ce point de vue n’est pas tenable.
 
Il n’y a absolument rien d’identique dans le domaine de l’expérience. Certes, diverses choses paraissent identiques « comme un œuf à un autre », sauf qu’un œuf n’est pas identique à un autre, pas complètement identique. Même les œufs sont seulement semblables entre eux.
 
L’identité complète n’existe que dans les constructions pures du penser, celles des mathématiques par exemple, ou, plus exactement, même là, il n’y a rien d’identique. En effet, il ne s’agit pas de l’identité véritable de deux sortes de choses et plus, mais de ce qui est pensé deux fois et plus de la même construction. Toute identité est répétition : l’identité de figures géométriques signifie au fond la répétition de la même figure géométrique ; les chiffres deux, trois, quatre et suivants sont des unités répétées. Hormis les constructions du penser, il n’y a pas de répétition d’unités ou d’identité pour notre penser des choses réelles.
 
Deux individus réels ne sont jamais « identiques » entre eux, et deux propriétés ne peuvent pas l’être davantage que deux individus, car chacune est seulement identique à elle-même. Dans la pratique déjà, il s’avère que la ressemblance n’est pas la même chose que l’identité. Le bêlement d’un mouton est différent de celui d’un autre, de celui de tout autre mouton, de même que tous les moutons sont différents entre eux. Celui qui ne les connaît pas ne peut pas le savoir, mais le berger le sait, et les moutons eux-mêmes le savent encore mieux. Leur bêlement est semblable, mais nous voyons que semblable ne signifie pas identique, mais plutôt le non identique. Nous ne pouvons donc plus définir la ressemblance comme étant une concordance ou une identité des propriétés, et nous ne gagnerions rien, en ajoutant qu’il s’agit d’une concordance essentielle.
 
Au contraire, nous savons désormais que la ressemblance est la non-identité des propriétés, mais – et ainsi nous obtenons la définition plus précise d’identité –, nous la reconnaissons comme la non-identité minimum qui s’approche le plus de l’identité, au point qu’il est possible de comprimer ces diverses propriétés en un acte du penser, de les fondre en une seule représentation, de les parcourir sous la forme d’une image unique ; ou, pour le dire de manière plus imagée, la place disponible pour les penser simultanément, c’est-à-dire la place dans laquelle des images représentatives peuvent être pensées à la fois.
 
La place disponible pour penser les objets étendus est limitée, et en particulier la place pour les souvenirs est encore plus limitée. Celle-ci saisit simultanément encore moins de représentations de l’étendue que l’espace du penser disponible pour les objets perçus directement. Afin que de plus en plus d’objets étendus puissent entrer dans l’espace de la mémoire où ils deviennent en même temps du pensé, du contenu pensé, une compression toujours plus poussée des choses particulières étendues représentées est nécessaire.
 
Or, malgré cette compression, elles sont et demeurent des choses non identiques, et cette non-identité est pensée aussi dans la ressemblance ;précisément pour cette raison, la ressemblance est la confusion qui nous explique le mieux la confusion dans les images conceptuelles. Une représentation est pensée comme étant l‘identique, elle est une et la même chose, alors que les multiples représentations, bien qu’elles paraissent proches en raison de leur différence insignifiante, se fondent et s’obscurcissent mutuellement ; elles ne forment pas une unité, mais la globalité de ce qui est différent. En effet, ce n’est pas une représentation unique, mais plusieurs représentations qui sont réfléchies dans les concepts ; par exemple, le bêlement individuel et différent de plusieurs moutons ou le bêlement à chaque fois différent d’un seul et même mouton. Si des représentations ou des caractéristiques individuelles étaient réfléchies dans les concepts, les concepts présenteraient des images aussi distinctement que le souvenir des choses particulières.
 
Certaines des images représentatives provenant de l’ensemble des représentations des choses, mais pas toutes, sont saisies dans les concepts - et seulement parce que, et dans la mesure où ces représentations particulières sont saisies dans les concepts, elles sont aussi les choses saisies en eux. Il s’agit de ces représentations qui se laissent combiner en une image représentative en raison de leur ressemblance, de celles qui concordent presque entre elles d’après leur représentativité. Or,les représentations semblables sont en mêmetemps les représentations essentielles, et c’est pourquoi, en prenant en compte le critère d’être essentiel, se trouve réuni ici tout ce qui est à dire sur la nature des concepts.
 
 

 

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article