Matérialisme "relatif" : ni théorie des atomes ni continuité de la matière !

Publié le par Sylvain Saint-Martory

 
Dans un post antérieur intitulé «  Abstraction scientifique, atomes et autres constructions auxiliaires », j’avais exposé le point de vue de Brunner, selon lequel :
 
« Les atomes ne sont pas des choses, et le concept d'atome ne peut pas se concrétiser dans le penser, à la manière dont se réalise le concept de choses. En effet, au concept de chose correspond un contenu réel du penser, à savoir le contenu en images représentatives des choses, tandis que le concept d'atome ne repose sur aucun véritable contenu représentatif. L'atome appartient entièrement au penser mais d'une manière très particulière, c'est-à-dire qu'il n'appartient pas à notre penser des choses, mais au penser en tant que construction fictive autonome. Nous rencontrons effectivement dans notre penser des constructions fictives autonomes, auxquelles aucune image réelle des choses ne correspond, mais que nous pouvons penser seulement à l'aide d'un contenu représentatif de substitution pour pouvoir les penser avec notre penser organisé uniquement sur la représentation en images des choses.
 
Les atomes ne sont ni des choses ni des hypothèses sur les choses, mais ils appartiennent à la catégorie des constructions fictives ou auxiliaires du penser abstrait, tout comme les chiffres de l'arithmétique, les lettres de l'algèbre, les lignes, les figures et les volumes de la géométrie. Simples constructions auxiliaires du penser abstrait, les atomes ne sont pas des concepts de choses, mais ils s'avèrent néanmoins utilisables pour la pratique de notre expérience première. Nous constatons, en effet, dans notre penser de telles constructions fictives autonomes, auxquelles ne correspond aucune image réelle de choses.
 
Nous les pensons uniquement à l'aide d'un contenu représentatif de substitution pour pouvoir les penser à la manière dont nous pensons les choses par le biais de leur représentation en images. Cependant, le contenu représentatif auxiliaire, auquel nous devons nous résigner à propos de l'atome, ne s'avère pas tenable dès que nous tentons de le penser comme étant un contenu représentatif réel.
                                                                   
Le penser scientifique abstrait transforme le monde des choses de notre expérience première en un monde des atomes, du fait qu'il analyse les choses composées et les divise en leurs soi-disant parties constituantes, en éléments et finalement en atomes. Selon la qualité de la technique qui se trouve à la disposition de la recherche scientifique, celle-ci est même en mesure de diviser et de scinder ces "atomes scientifiques". Cette divisibilité aurait dû conduire toutefois à donner un autre nom à ces "atomes" de la science, pour les distinguer de l'atome des philosophes, qui entendent par-là des unités indivisibles, "insécables", non composées, simples, et c'est  donc une erreur, une méprise, pour ne pas dire une folie, de croire que la science pourrait – avec ou sans technologie plus perfectionnée – diviser un jour - de façon ultime ! - ces éléments indivisibles !
 
L'atome - la particule indivisible - ne doit donc pas être compris par les philosophes comme une sorte de particule originelle dont "est composée" la matière. La doctrine philosophique des atomes n'est pas une hypothèse sur la structure de la matière, mais un principe méthodologique du penser scientifique abstrait.
 
Aussi longtemps que nous étudierons et analyserons scientifiquement notre monde des choses, nous nous cognerons à cette plus petite unité qui met une limite à notre penser, jusqu'à ce que nous avancions grâce à de nouvelles percées scientifiques, mais seulement pour tomber sur un autre point final, une nouvelle unité considérée provisoirement comme la plus petite.
 
Ce n'est pas la matière qui est "atomiste", mais le penser humain parce qu'il est en relation aux choses, et que nous-mêmes sommes une chose. De même que le concept mathématique "1" est divisible, "l'atome" de la science est divisible, tandis que l'atome de la philosophie est, et demeure indivisible. C'est, d'ailleurs, de cette particularité qu'il tire son nom grec "atomos" = insécable, indivisible ; aucun synchrotron et autres accélérateurs de particules du futur le plus éloigné ne fourniront jamais la "première brique", dont l'homme a besoin pour expliquer son monde à la manière d'un jeu de constructions…   
 
L'atome de la philosophie est une construction auxiliaire, une fiction qui n'a aucune réalité dans notre monde des choses, comme cela ressort de sa définition, de son indivisibilité précisément. En effet, si l'atome était à la fois réel et indivisible, il serait "non créé" (d'où surgirait quelque chose de non composé?) et "impérissable" (il ne pourrait pas se dissoudre dans ses parties, il ne pourrait pas se désagréger) ; s'ils étaient réels, les atomes seraient les authentiques mobiles perpétuels.
 
Cet atome, quiressemble à un concept, se forme sur l'idée de mouvement pour se détacher des choses, car le penser doit dissoudre les choses en mouvement afin de les expliquer. En effet, toutes les relations basées sur des lois établies dans le penser en vue de leur application ultérieure aux choses s'avèrent, toutes sans exception, des relations de mouvement. Toute la science consiste dans la doctrine formelle du mouvement, et le penser a donc besoin d'un support du mouvement.
 
Or ce substratum ne peut pas être le mouvement lui-même, mais il doit être néanmoins représenté dans le penser à la manière d'une chose, au moyen d'une représentation factice ; celle-ci relève donc également du penser, même si elle s'avère impensable dès que l'on essaie de la penser comme une chose réelle. Toutefois, cette fausse supposition de la fiction d'une juxtaposition et d'un changement de juxtaposition des atomes fournit à la doctrine formelle du mouvement son fondement et son terrain. De la sorte, cette hypothèse fictive conduit à des conclusions non-hypothétiques qui s'avèrent applicables aux choses tangibles, de la manière la plus fructueuse. La science de l'entendement pratique opère avec les choses et le penser conceptuel des choses, mais aussi avec ces constructions fictives; elles ne sont pas un contenu supplémentaire, mais elles s'avèrent utiles et nécessaires à notre penser pour expliquer les phénomènes et la vie de notre expérience première pratique.
 
Cependant, avec ces atomes considérés comme étant une hypothèse sur les choses, on s’empêtre dans une querelle largement déplorable, où la moitié de l’hypothèse tombe aussitôt que l’on comprend que les atomes ne sont pas du tout une hypothèse sur les choses : il s'agit de la querelle entre l’hypothèse des atomes et la continuité de la matière. A ce sujet, que la matière remplisse parfaitement tout "l'espace", ou que des espaces vides entre les particules isolées de matière, donc des atomes discontinus, soient à admettre, il y a sur cette question une querelle bien connue qui s'élève, dès le début, avec la plus grande confusion concernant les dernières observations scientifiques, de sorte que l’on reste perplexe, de manière tout à fait inutile. 
 
La continuité de la matière est présentée comme étant une hypothèse sur les choses pour démolir l’autre moitié de l’hypothèse de cette querelle. Or la continuité de la matière n’est pas davantage une hypothèse sur les choses que ne l'est l’hypothèse de l’atome indivisible. Cette dernière relève entièrement d’une construction fictive de même acabit, tout comme l’ubiquité de la matière continue coïncide également avec notre penser des choses, ainsi que cela a déjà été expliqué dans le chapitre "Néant, espace et temps".
 
Nous pensons le monde comme un continuum de représentations, parce que, aussi longtemps que nous pensons, une continuité d'idées, ou de représentations en images, est consciente en nous, et parce que toute pensée est limitée par une autre pensée, comme chaque représentation ou chaque chose est limitée par une autre chose. Nous ne sommes tout simplement  pas capables de penser autre chose que des choses, et de ce fait il n'y a pas d'espace vide, ni d'inter-espaces vides entre les ultimes entités atomiques - et finalement pas d'entités atomiques ultimes.
 
Le continuum de matière - c'est-à-dire les choses - et les entités atomiques indivisibles forment une construction auxiliaire, qui ressemble à un concept, une construction indispensable pour expliquer scientifiquement les choses. La continuité de toutes ces choses concrètes et cohérentes pour notre représentation devient compréhensible par le concept de mouvement, dans lequel nous devons penser la continuité dissoute en entités atomiques discontinues pour rendre le mouvement intelligible. Ainsi, la théorie des atomes et la continuité de la matière sont en interrelation et s'avèrent toutes les deux nécessaires.
 
Pourquoi la théorie du mouvement repose-t-elle sur l'atomisme ? Des tentatives ont été faites pour la faire reposer directement sur l'expérience première et la continuité, au lieu de la fonder sur une construction fictive du penser ; c'est d'ailleurs pourquoi elles ont eu aussi peu de succès. La continuité explique quelque chose - un peu -, l'atomisme explique tout ; plus exactement la théorie du mouvement explique tout sur la base de l'atomisme, comme je le montrerai. Pour cette raison l'hypothèse de particules ultimes indivisibles est l'hypothèse, à côté de laquelle aucune autre n'est à considérer. Elle accomplit tout ce que nous devons en attendre, et par conséquent nous nous y tenons.
 
Sur la base de la continuité de la matière, il ne serait même pas possible d'établir une théorie imparfaite du mouvement,  susceptible d'expliquer la juxtaposition et le changement de juxtaposition des choses composées ; ainsi la théorie du mouvement ne nous expliquerait-elle jamais la composition des choses ni les changements dans leur composition. Il faut renoncer à s'appuyer sur l'expérience première des choses encore plus que sur la continuité. Ce fondement doit être complètement abandonné, et le penser doit se plonger en lui-même pour produire par lui-même, tout seul,les abstractions qui rendent compréhensible le monde des choses.
 
L'entendement pratique ne mène pas à une doctrine des choses, mais seulement, sur la base de la base de l'hypothèse des atomes, à une doctrine du mouvement, dans laquelle on ne se posera plus de questions sur la qualité des choses. Néanmoins demeure valable que nous sommes complètement matérialistes dans l'entendement pratique, puisque seules les choses y ont une totale validité – à vrai dire il faudrait parler seulement de phoronomie, et pas de matérialisme, car nous ne connaissons pas la matière - l'hypothèse des entités atomiques n'est assurément pas la matière. Le matérialisme est cependant justifié dans la mesure où nous n'entendons pas par "matière" un support matériel absolument réel, mais notre corporalité matérielle relative; et ce aussi longtemps que nous considérons comme étant le seul but de notre entendement pratique de penser les choses, telles qu'elles apparaissent à l'expérience des sens, et que la théorie du mouvement sert à unifier notre penser des choses pour les besoins de l'explication scientifique.  
 
En dernière analyse, le matérialisme signifie pour nous la doctrine du mouvement. Non seulement elle explique les choses, mais elle nous aide à améliorer notre vie pratique dans ce monde des choses avec ce qu'elle retire de la science tout entière. Dans ce sens, les choses, seulement les choses, ont une validité dans l'entendement pratique, et nous sommes ainsi des matérialistes. CE matérialisme relatif nous satisfait pleinement car il est très bien justifié, et nous y adhérons totalement dans la logique du penser puisqu'il est pour nous identique au penser relatif de l'entendement pratique. Il nous satisfait donc à merveille, mais nous récusons le matérialisme absolu, superstitieux et fou : un matérialisme insensé dépourvu de matière !
 
 
 
 
 
 
 
 
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